Contes,Légendes et Nouvelles

 

Le ravin de la discorde

     Le ciel gris et pesant de cette fin décembre se vautre de tout son long sur la montagne, écrase la forêt qui ne peut que courber sa pauvre échine, toute transie de froid et de peur.

Bien malin qui pourrait dire , à voir le ciel et la montagne aussi confusément mêlés dans ce corps à corps, lequel des deux se sent plus à l’ aise et si le souffle qui les secoue par intervalles, étrangement rauque et spasmodique comme celui d’ une bête blessée, trahit la présence de la rivière au fond de son ravin ou laisse présager l’ imminent déchainement d’une bourrasque, telle qu’on en voit surgir au plus fort de l’hiver.

Certainement pas l’Anthelme de la loge au vieux Frêne, parce qu’il pense tout simplement à autre chose dans la tiède pénombre de sa chaumière ou encore qu’il n’éprouve pas le besoin de se poser cette question, habitué qu’il est à ces mystérieux affrontements de la terre et du ciel. Le fait qu’il soit né, qu’il ait grandi et, depuis plus de soixante ans, conduit sa rude vie d’homme des bois et de la terre au bord d’une falaise sans cesse battue par les vents, l’a définitivement rendu familier des colères du ciel. Et il ne saurait dire ce qui l’émeut le plus, de l’ouragan qui vient du nord-ouest, conduisant ces assauts par vagues blanches et glaciales ou de la foudre, quand elle déclenche, a la faveur d’ un été suffocant, sa formidable artillerie sur les parois de la montagne toute proche.

Ce qui l’ émeut peut-être d’ avantage, ce sont toutes ces rumeurs montées jusqu’ici du pays d’en bas, et que les marchands ambulants portent de ferme en ferme. Il n’est pas toujours facile de démêler le vrai du faux et l’ Anthelme de la Loge ne perd pas d’ ordinaire son temps à s’y évertuer.Mais telle ou telle nouvelle surnage si bien de ces on-dit, qu’ elle devient un fragment d’ Histoire avant  même que les gazettes du temps lui aient accordé ce privilège. Depuis ce début de l’ an 1793, la France n’a plus de roi, ni de reine non plus. La Terreur s’ installe dans le pays, gagne les campagnes les plus reculées à la manière d’ une épidémie. On donne la chasse aux aristocrates, aux ci-devant comme on les appelle. Et il arrive parfois que l’ un d’ entre eux se hasarde sur des chemins de la grande forêt du Chapuzieux, dans l’ espoir de gagner, par-delà le sillon de la Valserine et la redoutable muraille des Monts-Jura, les rives hospitalières du Léman. Le bruit a couru, ces derniers jours, qu’ une patrouille de  »bleus » a été vue à la lisière du bois, du côté de Gobet. Mais aucune des fermes qui se répondent d’ un bord à l’ autre du plateau, n’ en a été troublée dans sont train-train quotidien.

Ce soir à l’ heure ou tombe le crépuscule dont rien, dans la grisaille d’ une morne journée, n’ a daigné marqué les approches , l’ Anthelme a repris sa faction devant la grande cheminée ou le feu chante et danse. C’ est ce qu’ il fait toujours en attendant la soupe. Il a d’ abord soigneusement assuré sa chaise basse à une aspérité du carrelage. La chute qu’ il a faite, il y a quelques jours lui suffit. Puis il a calé son dos déjà vouté contre le rembourrage de paille grise. De la main gauche, il empoigne une betterave dont la partie la plus allongée se perd au milieu d’ une barba terreuse. de l’ autre, il aprête le vieux couteau qui ne le quitte guère, son  »diavet » comme il dit. Il s’ agit maintenant de débroussailler, puis de râcler minutieusement cette peau jaunâtre, tavelée de taches rouges ou striée de nervures violettes. La lueur de la flamme en accentue encore les nuances chaudes, tandis qu’ elle fait se mouvoir sur la patine des vieilles mains des reflets vaguement cuivrés, et que le jeu des ombres souligne encore la saillie des veines noueuses. Puis la lueur glisse des mains vers le visage, joue dans les poils de la barbe et de la moustache, se prend aux sourcils, revient, caresse avec une grasse enjouée le fourneau de la vieille pipe d’ ou montent, de temps à autre, les volutes d’ une fumée légère,à peine bleutée avec des touches rougeâtres, qui se dilue et s’ évanouit plus haut entre les poutres du plafond.

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L’ Anthelme, sans interrompre son travail, lève parfois la tête, hummant à petits coups, la bonne odeur de soupe aux pois et aux fèves, échappée de la marmite noircie, quand la vapeur en écarte le couvercle avec un tressautement qui cesse puis repart aussitôt, nerveux et amical. Et la Mélie, dans un coin de la vaste cuisine, occupée à quelque raccommodage, observe à la dérobée les gestes de son homme, le jeu mouvant de la flamme et les soubresauts de la marmite. C’ est à peine si un bruit de pas, du côté de la porte, détourne son attention. »Le Fonse, pense-t-elle. Il revient de l ‘ écurie . Il a déjà fini de changer la litière aux bêtes. On n’ a que ce garçon, c’ est vrai, mais il travaille pour deux. Et avec le Medzu – c’ est le sobriquet du domestique – la ferme est en bonne main  ». Mais le grincement qu’ elle connait bien – elle pourrait saisir, les yeux fermés, tous les battements de coeur de la vieille ferme, les dire d’ un coup, un à un, sans se tromper – le grincement ne s’ éveille point contre le mur du fond, qui transpire si bien son odeur d’ étable. Elle tourne la tête vers la porte qui donne sur le dehors. Le bruit est là, qui bouge par petit coups soudain précipités, comme ceux d’ une main qui cherche et qui s’ affole. La Mélie se lève et, sans poser son ouvrage, à pas menus marche au devant du bruit. Sitôt qu’ elle a ouvert la porte, le vent qui piétinait sur le seuil la fait un peu reculer. La flamme sursaute dans son antre. Les ombres s’ émeuvent comme si le froid du crépuscule, entré avec le vent, venait de les saisir, le froid qui saute soudain sur les épaules de l’ homme, devant sa cheminée, qui lui fait signe de regarder la porte ouverte et surtout cette silhouette immobile et silencieuse dans le rectangle gris de la neige.

La Mélie a déjà vu, déjà deviné ce qui se cache de détresse dans cette forme qui geint sous la morsure de la bise. » Venez par ici, ma bonne dame, venez. Fait un froid à n’ pas mettre un chien dehors ! ». Et la forme s’ avance dans la tiédeur de la cuisine. L’ Anthelme voit aussi: c’est une femme, qu’ il se dit. Le capuchon d’ une pélerine de grossière étoffe qui l’ enveloppe de la tête aux pieds, laisse échapper quelques mèches blondes à l’ encadrement d’ un visage jeune, à peine crispé par le froid mais tout empli de fatigue. L’ Anthelme voit les yeux surtout, des yeux d’ un bleu presque métallique, étrangement agrandis par quelque chose qui ressemble à de la peur. L’ Anthelme pressent le drame: les rumeurs qui courent par la campagne lui reviennent à l’ esprit; les comités de Salut public, le tribunal révolutionnaire, la chasse aux aristos,la guillotine…. Des gens qu’ on tue sans les juger, sans même savoir ce qu’ ils ont fait, ou simplement parce qu’ ils étaient avec le roi. On ne tue pas des gens comme ça !! Le vieux paysan, avec sa pipe, mâchonne ses idées. La femme est maintenant tout près de la cheminée. Un geste qu’ elle fait machinalement peut- être, libère les pans de la pèlerine, croisés jusqu’ à ce moment-là sur le devant du corps. Sans doute veut-elle offrir à la caresse de la flamme , l’ enfant- petite chose emmitouflée- qu’ elle serre contre elle avec une tendresse inquiète. La Mélie se précipite, mains jointes:

 » Ah ! le pauvre petiot ! Faut lui donner quelque chose à ce pauvret !  »,

 » Pas maintenant, madamme , il dort ! Quand il s’éveillera !  ».

La jeune femme a dit ces mots d’une voix si lasse et si faible qu’ on a peine à l’ entendre. La Mélie hoche la tête, hésite un instant, avise une chaise de paille tout près, la pousse doucement vers le foyer :

 »Seyez-vous, ma bonne dame. Devez être bien fatiguée  ; seyez-vous ! J’m’en va vous préparer un grand bol de lait bien chaud !  ».

Elle s’ y emploie sans perdre une minute, avec empressement qui n’ est point dans la manière de ceux de la montagne, habitués aux gestes lents. Peut être sent-elle confusément que cette hâte répond à l’ inquiétude de la jeune femme.  » elle a quelque chose à raconter, songe à part soi la Mélie, quelque chose de pas ordinaire, pour sûr ! « .

 » Qu’ est-ce qu’ on peut faire pour vous, ma bonne dame ? ».

L’ Anthelme est sorti, pour la première fois de son silence. La Mélie le sait bien qu’ il n’ est pas causeur pour deux sous, son homme, quand il sont tous les deux. Mais à le voir retirer sa pipe d’ entre sa moustache, elle a compris tout de suite qu’ il allait parler. Du coup, la jeune femme’ réconfortée par le crépitement du feu, par la douceur des deux regards qu’ elle sent posés sur elle, par cette question qui le délivre enfin d’ un poids insupportable, raconte sa pitoyable histoire… Le réveil brutal de l’ autre nuit dans son château d’ Orbemont, les clameurs d’ une bande d’ énergumènes dont elle ne saurait dire d’ ou ils étaient venus, et puis la ruée gesticulante à la faveur de l’ obscurité, le craquement sinistre des portes qu’ on enfonce. Les mots lui viennent encore de l’ ultime entrevue avec celui dont elle ne sera peut-être plus jamais la compagne fidèle :

« il faut que tu partes, que tu te sauves à tout prix, que tu vives pour notre enfant !… ».

L ‘ Anthelme écoute, tapant le fourneau de sa pipe, d’ un petit geste nerveux, sur le drap usée de sa veste. Des images pêle-mêle surgissent, se bousculent dans un esprit. « Misère de nous, qu’ il se dit. Qu’ on soye pour le roi ou pur la République, c’ est pas des choses à faire, ça non ! ». Mais la femme s’ arrête. L’ angoisse agrandit encore ses yeux qui errent du foyer vers la porte, et de la porte à la fenêtre, ce méchant rectangle de nuit !

 »Monsieur, je crois qu’ ils vont venir ! Vous comprenez : il ne faut pas qu’ ils me trouvent ! Les gens qui m’ ont menée jusqu’ au hameau de Désertin, m’ ont dit : ne restez pas de ce côté ! Cherchez quelqu’ un qui vous conduise à l’ autre bout de la forêt. Là-haut on est de bon service. Vous trouverez ! Voilà! Je suis venue jusque chez vous.Mais je ne peux pas plus loin, toute seule, avec mon petit enfant… ».

Les mots se pressent d’ abord, puis se traînent sur la fin, étouffés, comme les notes d’ une complainte. Pendant qu’ elle a parlé, le fils à l’ Anthelme est revenu dans la cuisine. Il s’ est d’ abord planté sur le seuil, les bras ballants, le regard un peu troublé par la surprise. L’onde de pitié autour de la femme, pareille à celle qu’ on voit sur l’ eau se développer à partir d’ un choc, s’ est agrandie jusqu’ a lui, le retourne, le pénètre soudain , le pousse vers le foyer. Le regard du fils et celui du père se rencontrent. Les deux hommes savent d’ une confuse certitude qu’ ils seront d’ accord au sur ce qu’ il faudra faire, quoi qu’ il arrive, qu’ elle sera d’ accord aussi, la vieille bâtisse, toute prête à monter la garde sur son promontoire sans cesse fouaillé par le vent du nord.

Quand au Medzu qui a suivi le fonse comme un chien docile et qui risque sa grosse tête globuleuse par l’ entrebâillement de la porte d’ écurie, lui ne sait pas. Il n’ a pas besoin de savoir. Les questions que se posent les fermiers, « nôt’ patrons » comme il dit, n’ ont sans doute jamais pu trouver réponse dans sa fruste cervelle. ça ne tire pas à conséquences fâcheuses: il fait tout bonnement ce qu’ on lui dit de faire.

 » Ecoute, Fonse, ça tombe à pic, que tu aies fini de soigner les bêtes. J’ voudrais que tu conduises cette dame tout droit chez le Céleste du  » Montelet ». Tu comprends ! A c’t’heure-ci les » bleus » sont peut-être en train de lui courir après. Yne faut pas qu’ ils la trouvent ! ».

Il tape encore sa pipe sur le coin de la chaise pour en faire tomber une dernière cendre. Puis prenant appui des coudes sur le genoux, l’ Anthelme se lève, un peu pesamment, comme lourdi par le poids de sa décision.

« C’ est entendu, ma brave dame, on va s’ occuper de vous tout de suite. Le Fonse va préparer le traîneau avec de la paille dans la caisse et une bonne bâche. Z’ aurez pas froid ! »

Puis il fait un geste de la main :

« Allons, seyez-vous près de la table. La Mélie a fait chauffer du lait pour vous et le petiot. Mangerez ben quelque chose avec ! »

La Mélie n’ a pas attendu pour sortir du vieux buffet les bols et assiettes. Elle s’ empresse, va et vient, toute attendrie de voir son homme se dépenser du geste et de la voix comme un capitaine qui préside à une opération de sauvetage. Et voilà : le sauvetage va prendre son départ d’ une ferme perdue, qui n’ en finit pas de raidir, à la grande houle du ciel, ses murs bardés de tavaillons, et qui maintient solidement sa barre, bien que drossée nuit et jour, sous les remous du vent.

Ce soir on dirait même qu’ elle veut se faire oublier, qu’ elle appelle à son secours tous les génies de la montagne dont elle redoute d’ ordinaire les furieux emportements. A preuve ce grand frisson qui court depuis quelques minutes sur l’ échine invisible de la forêt et, là-bas vers l’ ouest, dans les profondeur de la combe d’ Orva, ce souffle rauque, qui n’ a point cessé depuis le début de l’ après midi, mais qui monte maintenant, puissant et continu, comme celui d’ une énorme bête dont la mort exaspère les derniers soubresauts.

« Voilà que la tempête se lève, se dit l’ Anthelme. Le Fonse, y va avoir du mal ! Le vent commence à « encrêper » la neige. Mais ce sera tout bon pour effacer les traces ! »

Le FONSE, quand à lui, s’ est fait la même réflexion.  » le vent effacera les traces d’ ici au Chapuzieu. Après, j’ ai mon idée. J’ irai par la forêt, au lieu de me risquer le long de la grande falaise ». Et le Fonse se dit encore que les sapins vont se serrer les uns contre les autres, tant qu’ ils faudra, pour protéger la femme et son petit enfant. Et comme il sait que cé est Noël, ce soir, il retrouve, au plus profond de ses souvenirs, l’ image très belle, d’ une autre femme et d’ un autre petit enfant.

… Et le traîneau s’ en va, presque aussitôt comme englouti par ce déferlement de ciel blafard, sans arme, démuni de tout, et impuissant dans sa légèreté contre les assauts furieux de la tourmente, mais tellement lourd de ces deux vies fragiles et menacées !

L’ Anthelme et la Mélie sont restés debout quelques instants sur le seuil à regarder ce qui déjà n’ était plus visible. ET maintenant, la porte close, ils retrouvent, près de la grande cheminée, le feu clair et chantant ou se réchauffe leur espoir.

*                            *                              *

La loge du vieux frêne n’ a pas goutés longtemps la paix qui s’ établit après les grosses émotions, mais que l’ on savoure avec la crainte qu’ elle soit peut-être empoisonnée. Juste le temps pour la Mélie de mettre les assiettes, d’ y verser la bonne soupe aux fêves et aux pois, qui sent si bon, mais qui s’ est épaissie d’ avoir trop attendu, et, pour l’ Anthelme, d’ aller quérir une boule de pain et un morceau de tomme. Ils sont encore l’ un et l’ autre tellement songeurs de ce qui vient de se passer que le Medzu, les regardant,dodeline de sa grosse tête enlaidie de quelques tavelures lie de vin et marmonne dans sa moustache couleur de paille délavée 

« sûr de sûr ! A l’ est pas encôr’ sorti du pétrin, la pôv’dame ! »

Quelque chose soudain vient d’ ébranler la porte du dehors. L’Anthelme croit que c’ est le vent. Quand il souffle de bise et qu’il prend toute la combe en enfilade, c’ est comme ça que ça se passe ! Et allez !C’ est un tambourinage de tavaillons contre le mur du petit four, accompagnée d’ une de ces encrêpées de neige à faire trembler tous les carreaux de la fenêtre. Mais cette fois, ça n’ est pas douteux !

« Mélie, j’ croit qu’ on a frappé. Tu veux voir ce que c’ est ? »

La Mélie se dirige vers la porte, de son pas toujours le même, puis elle s’ arrête et jette vers son homme un regard inquiet.

 » Et si c’ était des rôdeurs, ou les gendarmes, rapport à cette femme ? Y faut s’ attendre à tout, tu sais, par les temps qui courent ! »

 » J’te dis d’ ouvrir ! J’suis là, sacredieu. On verra ben ! »

Et la Mélie ouvre la porte, tire à elle, sans hésitation, le lourd battant. Le vent pousse de l’ autre côté et lui flanque par le travers de la figure une bonne giclée de neige.

« Mon dieu, fait-elle en se retournant, toute pâle. C’ est eux ! J’ ai senti comme ça qu’ ils allaient venir ! »

La Mélie ne s’ est pas trompée. Il sont là, plantés bien droits, mains aux hanches, dans l’ encadrement de la porte. Ont voit d’ abord le triangle des bicornes ou le plumet fait une petite tache sanglante sur le gris très sombre de la neige. Le plus grand s’ est avancé d’ un pas. C’ est sans doute le chef.

« Bien l’ bonjour, citoyen, bien l’bonjour la citoyenne ! On vient peut-être un peu tard, mais que voulez-vous, on a des ordres ! »

Il a jeté un coup d’ œil sur les assiettes d’ ou s’ exhale la bonne odeur de la soupe.

 » Le Comité de surveillance nous envoie, rapport à la ci-devant marquise d’ Orbemont – il a relu le nom sur un petit papier – qui s’ est ensauvée de chez elle et qui à été vue dans le coin, à ce qu’on nous a dit « .

L’ autre qui s’ est avancé à son tour, en remet encore :

 » On a ordre de l’ arrêter, citoyenne, c’est la loi de la République. L’a bien le droit de se défendre! « 

 » L’ a bien l’droit, pou sûr, réplique la Mélie, mais pas d’chercher misère à des honnêtes gens comme nous ! »

L’ est pas causeur, le vieux, se dit en lui-même le plus grand des gendarmes. L’ est aussi muet q’ une porte de grange.

 » Tu n’ as pas vu cette femme, citoyen, elle n’ est pas venue pas venue par ici ?

– Qu’ est-ce qu’ elle y s’rait v’nue faire par un temps pareil, j’vous demande ! Vous mettriez un chien dehors ?

– On y est bien, nous !… Alors, c’ est vrai, vous deux, vous n’ avez rien vu?

-Tout vrai comme on est là, pisqu’ on vous l’ dit ! »

L’ Anthelme retire sa pipe de sa bouche , la serre d’ un geste plus nerveux, l’ agite vers le haut.

-Pisqu’ on vous l’dit, cré nom d’nom !

-Possible ! On voudrait bien vous croire, mais c’ est les ordres. On va fouiller !

-Si çà vous chante ! – L’ Anthelme a dit çà sans se lever – Not’doméstique va vous préparer une lanterne. Yen a pas pour longtemps !

-Ont peut encore faire autrement ! La République est généreuse. Vous savez : une bonne prime, c’ est pas à dédaigner.

-Qu’ est-ce que ça peut nous faire, pisque j’vous dis qu’on a personne ici !

-C’ est bon, c’ est bon- il fait un signe à l’ autre- on y va. On n’a pas le temps à perdre ! »

Alors ils ont fouillé partout, visitant les armoires, les placards, la maie, la huche, le pétrin, regardant sous les lits, allant de l’ écurie à la remise, de la cave au four qui arrondit son dos contre le mur de bise. Ils n’ ont pas oublié non plus le grenier-fort, malgré la neige dont il s’ emmitoufle. Puis ils ont fini par la grange, s’ attardant un peu plus, soulevant les bottes de paille, plongeant leur sabre, à grands coups répétés, dans l’ épaisseur du foin, remuant une poussière âcre. Etla lanterne qui a promené dans tous les coins d’ ombre son rond de lumière falote se balance à nouveau dans l’ entrebâillement de la porte. L’ Anthelme et la Mélie poussent un profond soupir de soulagement. Mais il ne se doutent guère qu’ à la faveur de cette fouille, le Medzu, qui n’ ouvre jamais la bouche, à lâché cette fois quelques mots. S’ils avaient su !

Les deux gendarmes reviennent dans la cuisine. Ils ont leur plan et une petite ruse d’ abord, bien mijotée, pour ne point éveiller la méfiance du vieux :

« Écoute ,citoyen, t’ avais raison. On ne va pas vous embêter plus longtemps. Mais tu permets que ton domestique, y nous accompagne un bout de chemin avec sa lanterne ? Comme on n’ est pas d’ ici et qu’ on ne connaît pas ce fichu pays, on n’ voudrait pas se perdre. De quoi qu’ on aurait l’ air ! Quand on sera sur la grand’route, y pourra revenir. C’ est pas le bout du monde ! « 

La ruse a pris du premier coup. Et ils s’ en vont avec cette  proie qu’ il ne faut pas lâcher, poussant devant eux ce pauvre bougre comme un limier, pitoyable et veule, qui, maintenant, va les conduire sur la piste.

*                             *                               *

Les trois hommes ont pris d’ abord le chemin de la combe. Le Medzu marche en tête. A dire vrai, il n’ y a plus de chemin. La tempête, qui est maintenant tout à fait déchaînée, n’ a rien laissé subsister, même pas cette espèce de bourrelet à quoi l’ on pourrait deviner la présence d’ un passage.Il faut brasser, à pleines jambes, toute la neige accumulée sous les coups de boutoir du vent. Au bas de la petite pente, ils obliquent soudain sur la droite et remontent vers la crête du bois. Bien qu’ il leur faille s’ efforcer davantage, c’ est en fin de compte plus aisé parce que le vent les pousse dans le dos. Les <<bleus>> ont imaginé ce détour pour faire croire au vieux, comme ils disent en rigolant, au cas où il aurait guetté derrière sa vitre, le mouvement de la lanterne, qu’ ils sont bien repartis du côté d’ ou ils étaient venus. Ils sont sûrs de leur affaire à présent. S’ ils n’ étaient pas obligés de mettre les main a leur bicorne, à cause du vent, ils les frotteraient l’ une contre l’ autre, d’ abord pour se réchauffer, mais toujours dans le même ordre, ont atteint la crête. Il leur faut encore avancer d’ une centaine de pas, au-delà d’ une langue de hêtres rachitiques, pour gagner l’ endroit d’ où la falaise se déploie, tournant vers l’ ouest les vieilles gerçures de sa muraille grise. Ils n’ y sont pas sitôt arrivés que le vent se jette sur eux. Le Medzu savait bien, lui, pour y avoir souvent perçu sa longue et sauvage galopade, que le vent les guettait là. Et le vent hurle sa délectation de sentir sous ses crocs cette chair humaine, toute flasque et résignée, et il mord à pleine gueule dans le gras des mollets, s’ arcboute puissamment, s’ agrippe au drap raidi des tuniques et de la pèlerine, secoue ces pauvres loques avec une rage qui se déchaîne en longs mugissements. Le Medzu en a pourtant vu d’ autres, mais il ne comprend pas d’ abord pourquoi la <<tantare>> (c’ est comme çà qu’ il désigne les bourrasque d’ hiver, de ce mot dont, seul peut-être, il sait la provenance et garde le secret !) s’ acharne de la sorte sur eux. Il va toujours, hoquetant et ahanant, arrachant l’ une après l’ autre ses jambes appesanties, de leur carcan de neige, pour les lancer devant lui. Mais il lui semble- et cela l’ énerve- qu’ elles butent sur quelque chose à la foisde flasque et de résistant, qui se confond avec l’ obscurité de la nuit.Comme il s efforce de ramener contre lui les pans de sa pèlerine, le mouvement qu’ il fait, avec la méchante complicité du vent le jette sur le talus, un peu de côté. L’ un des gendarmes a cru qu’il essayait de se défiler. Il gueule dans la tempête:

 » Ne cherche pas à nous fausser compagnie ! On t’ a à l’ œil, tu sais ! « 

 » C’ est l’vent qui m’a foutu par terre, ce sale<<bocan>> !… Mais j’vous jure !…Où voulez-vous que j’ aille ? Peux pas retouner là-bas ! « 

De mémoire de montagnon, le Medzu n’ avait jamais parlé aussi longtemps !

Mais la tempête emporte ses mots, avant même peut-être que les deux compères, a quelques pas de lui, en aient saisi quelque chose. Au fond, çà n’ a guère d’ importance. Ce qui compte pour eux tous, c’ est de sortir de cette ronde infernale, de gagner une zone davantage protégée de la fureur du vent, comme le naufragé qui, sur le point d’ être englouti, se vent soudain porté vers des eaux plus calmes, à l’ abri d’ une digue bienheureuse. Mais si le chemin, ou plus exactement cette bande de neige qui signale entre les fûts des arbres, tout d’ un coup se faufile sous l’ aplomb d’ un rocher, ce n’ est pas une digue, à cet endroit, qui offre à la détresse des naufragés. Il n’ y a pas de digue. Pour eux peut-être il n’ y aura plus jamais de digue ! Lui seul le gars d’ ici peut savoir, d’ instinct tout au plus, où ce chemin le méne, si perfide, la nuit par temps de neige, qu’ on l’ a nommé le chemin du Maupas. Ce soir le drôle ne sait plus ni ce qu’ il fait en ces parages. Ce soir il ne connaît que la chanson du vent. Le vent qui a paru d’ abord hésiter sur le rebord de la falaise, qui se précipite avec eux dans cette espèce de tranchée où ils ont cru, quelques instants, se sentir à l’ abri, qui les bouscule au passage. Et le Medzu l’ entend tout à côté de lui, qui essaye ses griffes sur la bosse livide d’ une coulée de glace, furette dans un taillis, tord la crinière d’ un sapin, puis se rue, avec un feulement bizarre et assourdi, vers les profondeurs de la gorge.

Mais qui donc vient de bouger par là, furtivement ? La lanterne du Medzu promène, hésitante, son rond de lumière blafarde sur le talus. Quelques ombres reculent, se sauvent prestement. La lanterne s’ affole, avance vers la gauche, revient sur la droite, retourne et recommence son manège.

 » Eh l’ homme ! Qu’ est-ce qui te prend ? « 

 » Vous avez vu ? Y a quelqu’ un qu’ a bougé par là !!! « 

 » T’ as des lubies ! /Ce sont des arbres ! Allez, avance ! « 

Mais le gars à l’ Anthelme, ça devient évident, n’ a plus sa tête a lui – c’ est vrai qu’ il ne l’ a jamais eue d’ aplomb sur ses épaules depuis la méningite qu’ il s’ est payée quand il était gamin  » Qu’ est-ce que j’fais là, qu’ il se dit, avec ces deux gendarmes ? Fait nuit ! ça bouge de partout ! C’ est pas vrai ! … « . Il cherche encore. Une lueur vacille dans sa pauvre cervelle :  » Le feu de la cheminée ! Comme il claire bien, ce feu ! L’ Anthelme et la Mélie, ils sont là ! J’les vois. Mais… qu’ est ce qu’ elle fait là, cette femme ? Pourquoi qu’ elle me r’garde comme ça ? Qu’est-ce que j’y ai fait ? « 

Il a passé sa main sur ses yeux. La neige qui forme un petit tas sur le capuchon glisse entre ses doigts, saupoudre le chapeau de la lanterne avec un grésillement, qu’ on perçoit à peine. Le vent qui s’ était reculé, revient au pas de charge, et l’ infernale sarabande à nouveau se déchaîne d’ un bord à l’ autre du ravin.

Le Medzu précipite l’ allure, trébuche une fois, se relève avec un juron, repart, tombe encore, se remet sur pied, s’ affale de nouveau, Mais le voici presque aussitôt debout, planté de toute sa hauteur, qui lève sa lanterne à bras tendu, la promène en tous sens et part d’ un grand éclat de rire, lugubre et grotesque, auquel seul répond le hurlement du vent. Et comme si cet accès de démence ou de panique lui redonnait des forces, il se jette en avant vers cette espèce de trouée qui semble s’ élargir, un peu plus haut, dans une échancrure de la falaise.

Un des gendarmes se penches vers son compagnon :

 » M’ est avis qu’ il n’ a plus sa raison. Regarde ! C’ est pas normal de courir comme ça ! « .

Enfin les voilà – le Medzu d’ abord, les autres à bonne distance – qui débouchent sur une sorte de crête, largement découverte. Ils ne peuvent pas s’ en rendre compte, mais ils le sentent à la poussée plus brutale du vent, à sa morsure plus vive dans le bas des jambes, à la stridence de son cri quand il pourfend quelques buissons perdus dans le brouillard. Ils se trouvent sans le savoir , hélas, à cet endroit d’ où part le versant bienveillant, par temps normal, d’ une combe ouverte sur le nord, en direction des Hautes-Molunes. Mais il n’y a pas pour le Medzu d’ échappée possible vers l’ amical crépitement d’ un feu de bois, vers le bonheur tout simple et sans histoire d’ une vieille ferme. Même si ce vent d’ hiver, devenu secourable, lui découvrait un coin de ciel égayé de quelques étoiles … Le vent n’ a pas cessé de conduire cette sarabande où chavire sa raison. Et lui, le pauvre bougre misérablement se remet à marcher, tremblant de tout son corps d’ épouvante et de froid ! Toute la forêt pousse vers lui sa plainte dans un sinistre craquement d’ os et de vertèbres. Et voici que soudain, dans la débâcle des nuages , quelque chose surgit , comme un énorme dos noir, étrangement bossué et, par dessus , le chevauchant , une forme blanche qui gesticule …

 » C’ est elle ! là! là !… « 

La voix de l’ homme n’ est plus qu, un cri de bête blessée à mort, lugubre et démesuré !

Le cri bouscule la lanterne, l’ éteint, bondit sur les deux gendarmes, les frappes de plein fouet ! Ils voient le corps du Medzu tressaillir brusquement , se déporter sur la droite du côté du ravin, puis, un instant suspendu, chercher a se rétablir en un moulinet désespéré, puis basculer d’ un bloc et disparaître, happé par le précipice.

Ils entendent alors comme un bruit sourd et mat, un peu en dessous d’ eux, qui paraît assez proche, suivi d’ une sorte de hurlement très bref que les rafales de la tempête éteignent aussitôt. Et puis plus rien, plus rien que la sarabande insupportable du vent et de la neige.

L’ un des deux hommes avance d’ un pas, se penche juste ce qu’ il faut pour ne pas tomber. Mais à quoi bon !

 » Tant pis pour lui. C’ est pas d’la belle besogne, ce qu’ il faisait là. Qu’ en penses-tu ? « 

 » Je pense comme toi. C’ est lui qui s’ est puni ! « 

 » Lui, ou autre chose !… Cette satanée tempête, tu crois qu’ elle n’est pas contre nous ? Ma mère me répétait toujours : faut rien faire contre la nature ! « 

 » Alors on n’ a plus qu’ à rentrer ? « 

 » Pour sûr ! « 

 » Et qu’ est-ce qu’ on va leur dire, à ceux du comité ? « 

 » Qu’ on a cherché ! Qu’ on n’ a rien trouvé ! et puis qu’ c’est pas un temps à mettre un gendarme dehors ! « 

 » Et l’vieux ? On va le laisser tranquille ? « 

 » Qu’ est-ce que tu veux qu’ on fasse ? T’ aurais fait quoi,si t’ avais été à sa place ? T ‘ aurais dit non à une femme et à un gosse ? Et puis, tu sais quel jour on est, ce soir ? « 

 » Sais pas ! « 

 » Rappelle-toi ! Noël, ça n’te dis rien ? « 

 » Que si ! « 

 » Alors, t’es bien d’ accord ? On rentre ! Mais on va descendre tout droit, on peut , vers le chemin du Chapuzieu. Tu comprends ! Fautpas qu’le vieux, y nous revoie passer ! Il aura bien assez d’ émotion comme ça, quand ils viendront lui dire que son valet s’ est déroché ! « 

 » T’ as raison. Et puis on aura pas à lui apprendre qu’ un de chez lui l’ avait vendu ! Y le saura jamais ! « 

Les deux hommes risquent alors un dernier regard sur le gouffre, ou du moins sur ce qu’ ils devinent de lui et où la tempête pousse toujours son ronflement de forge.

Mais vers le nord de la combe qu’ ils remontent maintenant, ivres de fatigue et, à la fois étrangement soulagés, un peu de ciel, par une subite déchirure de la brume, semble leur faire signe.

*                                      *                                      *

Le lendemain, très tôt, un paysan de la combe d’ Orva qui s’ était avancé, peut-être par hasard, en direction de la falaise, découvrit, dans un amas de neige fraîche, ce qui restait du malheureux Medzu. D’ une gangue de glace, seule, la tête émergeait, tournée vers le haut du précipice, que le jour commençant teintait d’ un peu de rose. Les yeux grands ouverts, mais où rien ne subsistait de l’ épouvante qui, la veille au soir, les avait subitement dilatés, faisaient comme deux trous d’ ombre dans un visage étonnamment calme et détendu. La main droite, un peu crispée, mais si peu que cela pouvait paraître étrange, serrait un petit rameau de buis où scintillait une étoile de givre.

7 décembre 1974               André VUILLERMOZ


 

LA COMBE AUX COLCHIQUES

Quand ils quittèrent Chézery, l’ ombre des grands arbres plongeait bas dans la vallée. Elle aurait tôt fait de tout envahir , bien qu ‘ on fût à la saison où les jours commencent à s’ épanouir avec un sourire de malade qui s’ en va vers sa guérison. Ils étaient deux, un homme et un adolescent, presque un enfant.

L ‘homme portait blouse à la manière des montagnards. Il avait pou couvre-chef une de ces casquettes à langues boutonnées par dessus et qu’ on rabattait contre les oreilles aux jours de grand froid. C ‘ était la mode en ce temps-là, d’ autant que chacun plus ou moins y trouvait son compte.

L’ homme avançait à pas réguliers. Pour prévenir les trébuchements et la fatigue, il s’ aidait d’ un bâton ramassé à une  » tesse « .

Il connaissait pourtant de vieille date ce chemin difficile. Chaque détour, chaque ornière et, sur le bord du précipice, le curieux alignement des buissons taciturnes gardaient pour lui leur histoire intime.

Mais l’ âge avait diminué la superbe assurance d’ autrefois. Le montagnard entrait dans son soixante-douzième printemps, Ce printemps n’ était pas triste, qui s’ ouvrait à l’ homme avec le tintinnabulement des sonnailles, le geste amical de la forêt penchée sur les terres convalescentes et ce soleil tout neuf dans un azur moins pâle. Mais il sentait déjà l’ automne, le temps de la chute ultime des feuilles à cet Arbre de vie qui n’ en redonne plus et l’ annonce du grand Hiver éternel au-delà duquel, ici bas du moins, il n’ est plus d’ aube possible.

L ‘adolescent suivait. Dans son regard limpide, l’ étonnement faisait place à l’ admiration. Il ne l’ avait jamais vue dans la splendeur pourpre et fauve des automnes.

Il ne l’ avait jamais vue, le soir, quand les ombres s’ allongent et s’ en vont, langues voraces, lécher le creux des précipices.

Et voilà qu’ un chemin de vaches, interminable et capricieux, zébrait pour lui l’ écran parfumé des forêts et le hissait sans bruit vers des hauteurs inconnues. Droit sur lui montait, mystérieuse et sereine, à travers la fresque vivante et frémissante du feuillage, l’ immense respiration de la Nature.

L’ enfant avait perdu sa mère quelques jours auparavant. Une encore pour qui la terre s’ était montrée rebelle, avare et  »rancuneuse ». C’ est ce que, du moins, elle prétendait, la pauvre femme, quand ceux du Pays un jour ou l’ autre lui demandaient: « pourquoi es-tu partie ? ». La ville s’ était emparée de la paysanne, l’avait bercée d’illusions jusqu’à l’étourdir, puis l’avait tuée à petit feu.

C’est l’ enfant maintenant qui revenait, les yeux rouges et le cœur gros, mais à mesure que s’ éveillait en lui le chant du vieux Pays (ce chant qu’il avait entendu de loin seulement sans avoir jamais vu de vieux Pays !) le pauvre orphelin se sentait moins seul.

L’ayant reçu, l’oncle Antide avait posé sur la tête blonde une main rude et tremblante. Le regard mouillé du vieil homme, sous les épais sourcils, signifiait sans doute le commencement de nouvelles tendresses. Et pour l’enfant de celle qui avait fui, un peu de joie naissait à la surface de son lourd chagrin.

On atteignit maintenant l’ endroit du col ou le passage, s’étranglant,franchit la cime sapineuse. Les deux marcheurs s’ arrêtèrent à hauteur du Moulin de Magras et firent volte-face.

 » Oncle Antide, c’est si beau que ça, le Jura ?  « 

 » Tu vois, regarde ! « .

Et tous deux se turent. La nuit était presque tombée. Mais les reflets du couchant détachaient de l’ombre, comme un granit rose et violacé, la barrière des Mont-Jura .

Une trainée de gaze bleue dissimulait les berges de la Valserine et courait se confondre avec la brume de la Michaille, vers le sud. Le torrent de Mânant perdait son bruit dans les profondeurs d’une fissure, mais rejetait jusqu’au sommet du col de voluptueuses bouffées de fraicheur. En face le précipice semi-circulaire des « Cinq-Chalets » faisait sur le versant du Reculet une cicatrice immense et grisâtre.

L’enfant la remarqua.

 » Oncle Antide, tu vois, en face de nous, cette drôle de tache qui va jusqu’en bas ! C’est-y profond ? « 

 » Je pense bien, mon garçon. Tu aurais peur, rien qu’à la regarder depuis le bord. C’est vieux, tu sais ! « 

 » Et qu’est-ce qui a fait ça ?   »                                                                                                                                                                                                          

 » On dit que ça date du temps des Géants. L’un d’eux,ne pouvant malgré sont immense taille enjamber la montagne, lui donna un grand coup de sa large épée. Tu vois, ça ressemble bien à une entaille. « 

 » Et c’est vrai, tout ça ? « 

 » Vrai ou pas vrai, peu importe, vu qu’on raconte autre chose a ce sujet. « 

 » On dit quoi ? « 

 » Et bien voilà ! Il y avait autrefois un village à l’ emplacement de cette « ravine ». On y rigolait beaucoup, mais on n’ y priait guère. On était dur pour les étrangers et les traine-misère. Une nuit de noël, un éboulement se produisit, qui engloutit quasiment tout, bêtes et gens, église et maisons.La terre s’est mise comme qui dirait sens dessus dessous. Un vrai cataclysme, quoi ! « 

 » As-tu entendu quelque chose, Oncle Antide depuis chez toi ? « 

 » Je pourrais pas de dire, fiston, j’ étais pas né quand la montagne a fichu le camp ! Mais les anciens racontent que ne bougea plus là-bas. Il ya bien quelques légendes qui courent sur cet éboulement. Mais… c’ est assez pour aujourd’hui. La mémé va être en souci ! « 

Le vieux tira sa breloque. Huit heures et demie passées ! Il n’ étaient pas encore au bout de leur équipée et l’ enfant commençait à sentir la fatigue. Le vieux aussi.

Restait, après la ferme de la Pierre d’ en Haut toute la combe aux colchiques à traverser, puis le Goulet des Launes. la lune avait dépassé l’ arête des Monts-Jura, dont  l’ ombre lentement se rétrécissait tandis que les crêts de l’ autre versant déployaient  la leur avec une égale vitesse. Le vieillard et l’ enfant tournaient le dos à cette course des ombres. Ils ne l’ ignoraient pas. L’ heure qu’on pouvait lire au vaste cadrant de la nuit les renseignait plus sûrement que les aiguilles d’ une montre.

Le vieil Antide, habitué depuis longtemps à vivre en confidence avec la nature, assignait à la lune un point de sa trajectoire à ne pas dépasser, avant qu’ il n’ eût lui-même achevé sa route.

 » Oncle Antide, la lune avance ! «  disait l’ enfant.

Mais eux aussi grignotaient cette combe interminable et somnolente. Il existe là-haut, dans le vert écrin des résineux, des combes un peu partout, qui s’étirent vers le sud ou vers le nord selon les caprices du relief. Elles ont des noms de fleurs ou d’ animaux,des noms de fermes joliment poétiques, les noms parfois de ceux qui vinrent jadis courageusement peupler leur solitude. Elles sont gracieuses ou farouches, accueillantes ou rébarbatives, toujours un peu timides.

Elles ne voient que le ciel, se prennent tout doucement à sont mirage quand il est tout bleu, frissonnent et s’ émeuvent lorsque s’ y déchaine la sarabande des nuées ou des brumes. Il arrive parfois, au plus fort de l’ été que, dans la lueur violente d’ un orage, elles voient palpiter le corps tout chaud d’ un arbre foudroyé…

Le temps a fini par leur donner un visage et leur prêter une âme. Il faut bien, d’ une façon ou d’ une autre, que ceux qui passent s’ en souviennent. Ici, ce soir, c’ est la Combes aux Colchiques, qui sort de sa torpeur pour saluer, avec un petit sourire blême, le vieillard et l’ enfant. La combe ou se lèvent, chaque année, ces fleures mélancoliques et pâlottes dont le mauve annonce les beaux jours de l’ été comme aussi l’ interminable et oppressant hiver… Mais qu’avaient-ils donc, ce soir, de plus grave à se dire, les <<perce-neige>> de la Combe pour que le vieil Antide soudainement s’ émût rien qu’a les regarder?…                                                             
Il y avait toujours dans le ciel gris de la lune ronde, narquoise et un peu hautaine, à qui l’ enfant faisait signe d’ avancer moins vite. Le vieillard n’ avait d’yeux que pour ces fleurs éphémères. Il lui semblait qu’elles allaient faire tout d’un coup ressurgir le passé.

Ils « avalèrent » sans dire un mot toute la longueur de la Combe, pressant le pas, le vieux surtout. Comme ils atteignaient le Goulet des Launes, près de la ferme en ruines, l’ enfant sursauta.

 » Oncle Antide, tu ne vois rien, vers cet arbre ? « 

 » Je vois le mur, tout a côté, avec la haie. « 

 » C’est autre chose. J’ai vu passé une ombre! « 

 » Une ombre ? mais tu rêves ! « 

 » Oh non ! J’en suis sûr ! ça a passé très vite, ça s’est caché sous la haie ! « 

Le vieil Antide haussa les épaules.

Tu te fais des idées. Ne vois-tu pas que la lune éclaire maintenant de ce côté-la ? c’ est l’ombre du foyard ! tu as cru qu’elle avait bougé !

 » Non ! c’était pas une ombre comme ça. Elle était debout ! Elle avait des mains et une tête ! « 

 » Que racontes-tu la ?? Allons, viens ! Il faut nous dépêcher. La mémé doit attendre. « 

L’homme se remit a marcher mais il se retourna tant qu’il put voir le vieux pan de mur énigmatique et la grimace du foyard dans le clair de lune.

Et tous deux s’en furent vers la ferme, tassée sur son dos de colline, et qui les attendait, L’orphelin, le fils de celle que n’ avait point réchauffé le vieux sourire des âtres familiers, y découvrit, jour après jour, la vie de la montagne. Il sut qu’elle était pénible, parfois tracassière, mais porteuse de santé. Il en perçu le charme et la rude saveur sous la trame inlassablement retissée des naïves coutumes.

Peut-être apprit-il aussi, dans le ronron fidèle du rouet que la mémé faisait tourner en chantonnant, l’histoire douloureuse de la Combe aux Colchiques.

                                                                                                                                                                                                                                                                                   *                          *                            *

Ce qui maintenant va vous être conté, tel que l’enfant le sut plus tard, sans doute de son oncle, se passa du temps ou le vieil Antide n’était encore qu’un timide adolescent.

……. Ils étaient arrivée brusquement sur le coup de midi, venant de Bellecombe. Le Gustave de la Loge les avais vus passer. <<Tiens ! les gâpions ! C’est drôle, à cette heure ! Ou peuvent-ils bien s’ embarquer ? >>. mentalement il parcourut les fermes de l’ endroit et conclut que çà devait être pour celle des Launes.

Des bruits couraient depuis quelque temps sur le compte du voisin : une histoire de contrebande et de distillation clandestine. Mais ont en voulait au Felicien, le << grigou>> des Launes, comme des gens disaient. Au fond ça n’était pas méchant homme. Dur à la tache, accroché à sa terre, il avait patiemment supporté les mauvais jours. Mais la malchance l’ avait poursuivi. Sa femme était morte, un matin d’ hiver d’ une grippe négligée. Il avait fallu ouvrir un chemin, tant bien que mal, à coup de pelles, j’usqu’en dessous de Noircombe. On avait descendu le cercueil à Chézery sur un traineau à bras, dans la neige et le vent. Lui était revenu, le soir, écrasé de fatigue et de chagrin. Le fils _ et il n’en avait qu’un_ fut vite découragé. Ce qui restait, semble-t-il, de douceur à la maison, cette petite Maria dont les dix huit ans avait a peine sonné, ne suffit pas à retenir le garçon sans caractère. Il s’ en alla. Le Félicien s’était mis à faire de la contrebande et à boire un peu. Une petite rasade de gnôle, de temps en temps, ça vous réchauffe le coeur, ça vous ragaillardit les abattis. Mais pour se garantir, comme il disait, sa réserve de carburant, il s’ était traficoté un petit alambic. Quelques pruniers qui végétaient au pignon sud de la maison, lui fournissaient, bon an mal an, la matière première. Il était inévitable qu’un homme aussi peu accommodant devint, un jour ou l’autre, la cible commune des <<rats de cave>> et des gâpions. Qu’importe ! Il avait paru tirer le meilleur parti de cette existence aventureuse. Des querelles éclataient parfois, inévitables, au hasard des rencontres. On déterrait stupidement des vieilles rancunes et les malices oubliées. On inventait de nouveaux griefs. Le Félicien n ‘avait que faire de se brassage malodorant, de ce mesquin rappel du passé. Sa conscience d’honnête homme déclenchait en lui de violents sursauts. Parfois, au bistrot ou il faisait quelques apparitions, il se dressait tout rouge, tapait du poing sur la table, puis rasseyait en grommelant:                                                                                         << misère de nom ! misère de nom ! >> Et tout le monde se calmait. Un jour il avait cogné sur l’Osias des Oublis, les-quel insinuait que le fils au Félicien était parti de la maison à cause du père. Les autres sans savoir au juste pourquoi, s’étaient mis à lui en vouloir et avaient cessé de le fréquenter.

                Le Gustave de la Loge s’était remémoré tout cela, derrière sa fenêtre, tandis que les douaniers passaient. Lui non plus n’ aimaient pas les voir sur son chemin. Mais aujourd’hui c’était différent.

<<Non d’une pipe ! J’ai dans l’idée qu’il va y avoir du nouveau ! Ce bougre de Félicien ! Les gâpions à sa porte ! >>                                                                  Mais quelque chose en lui, comme un vague remords,s’était réveillé et voilà qu’il avait pris brusquement le parti de prévenir son voisin. La solidarité montagnarde faisait fi parfois des ressentiments personnels. Pendant que les douaniers poursuivaient leur approche sur le sentier de la combe, lui, coupa tout droit dans la forêt. Il trouva son homme à fendre du bois, tandis que Maria mettait tremper la soupe.

<<Félicien, fais vite ! les gâpions, ils viennent chez toi !                                                                                                                                                            Si t’   as des << affaires >> à planquer, c’est le moment ! >>.

Le Félicien leva la tête et regarda l’autre avec l’air de dire : de quoi tu te mêles ! L’avertissement charitable n’avait pas de prise sur lui. Le vieux <<renard>> était victime de son excessive méfiance envers ses voisins. L’autre attendit un moment et s’en retourna du côté du bois. Déjà le <<commando>> se rabattait sur la haie, un peu en contrebas de la maison. Maria, de l’intérieur, avait tout vu et tout compris. Elle se dépêcha de sortir la provision de café, de sucre et d’épices, tout ce qui n’était pas entamé, la <<réserve d’hivers>>. A côté du four il y avait une <<tesse>> que lr Félicien avait doublée, quelques jours avant, parce qu’il ne pouvait plus en <<accucher>> davantage sur le premier tas. Elle se dit tout d’un coup qu’ils ne viendraient sûrement pas fouiner par là. Elle y traina la marchandise, la dissimula du mieux qu’elle peut en jetant par dessus une bonne brassée de branche bien feuillues. puis elle se souvint du petit alambic que sont père avait rangé au fond du four, dans un des coffres ou il mettait de la farine. Mais celui-là n’en recevait plus parce que l’autre sufissait. Elle eut juste le tmps de tirer l’alambic de cette cachette peu sûre. Mais où trouverait elle à le planquer, dehors ? Elle avisa soudain, à quelques mètres de la <<tesse>>,le vieux tarare qui ne servait plus guère, bien qu’il fût encore en bon état. Elle courut jusque là, tenant l’engin serré contre sa poitrine. Elle souleva le large plateau qui servait de couvercle… Ouf ! Il y avait, au dessus du tamis, juste, tout juste la place pour y loger le compromettant alambic. Quand ce fut fait, <<advienne que pourra !>> se dit la jeune fille, qui se trouva dans la cuisine à l’instant même où les indésirables visiteurs pointaient le nez à l’angle sud de la maison, d’ où ils n’avaient pas pu voir, semble-t-il, se dérouler l’opération de camouflage. Le Félicien, en les voyant, faillit lâcher le manche de sa hache, puis reprenant ses esprit, se redressa un peu et s’essuya le front du revers de la main. Maria, dans la cuisine, comme si de rien n’était, tranquillement, avait repris sa louche et sa soupière. Quelques minutes s’écoulèrent, qui lui parurent longues. Puis elle entendit un bruit de voix, du côté du four. Ca sentait la dispute, l’orage. Il y avait des jurons ceux du père surtout. C’était mauvais signe ! Elle sortit devant la porte et regarda. Tout de suite elle aperçut les douaniers.Ils avaient trouvé la cachette _ celle de la tesse seulement _ et ils venaient de jeter dans la poussière où se mêlaient les aiguilles de sapins, les marchandises de Maria s’était donné la peine de mettre à l’abri. L’un de ces beaux messieurs ne portait pas la tenue de la douane. Et pour cause: il n’en était pas ! Mais c’est lui qui avait mis le plus d’empressement à fouiller dans la tesse au Félicien et qui montrait le plus de dépit de n’avoir pas trouvé ce qu’il y cherchait.               L’alambic, bien sûr ! Maria n’avait pas eu de peine à deviner. Le Félicien non plus. << Trouver la marchandise, ça suffit pas ! il faut qu’on vous prenne en train de la passer. Flagrant délit de contrebande en quelque sorte. Alors, ils vont me laisser tranquille !…<< Le Félicien se voyait déjà libre quand le monsieur des Contributions, le <<rat de cave>> _c’est une espèce sans pitié ! _ qui n’ avait point cessé de fureter, revint avec un sourire de triomphe, portant à bout de bras la bonbonne de gnôle. Le Félicien le regarda, puis regarda les autres, sans dire un mot, et haussa les épaules. C’était les défier ! Ils l’entourèrent, lui mirent les menottes et l’emmenèrent.

La pauvre Maria les suivit du regard jusqu’à ce qu’ils eurent contourné la haie. Puis elle courut à la maison et, sentant tout d’ un coup sa solitude, se mit à pleurer de colère et de chagrin. Au dehors le parfun des terres ressuscitées montant dans le soleil de midi. Le vert encore tendre des jeunes feuilles étoilait çà et là sans violence le bleu profond du ciel. A la cime du plus proche foyard un oiseau s’était mis à chanter.

Le fermier reparut le lendemain. Il avait fini par s’arranger, sans doute au prix fort, avec ces messieurs de la douane ou des Contributions. Dans toute cette histoire qui puait la dénonciation et la jalousie, c’est lui qui avait trinqué ! Les jours à venir, encore une fois, seraient durs, mais lui, plus obstinément encore, allait se cramponner à son bout de terre avec la ténacité de ceux qui sont taillés dans le roc des montagnes. On ne vit plus, du côté de Lélex, le Félicien des Launes, du moins avec le <<ballot>> de contrebande, çà l’avait dégoûté. Les autres commencèrent à le laisser tranquille.

*                                *                               *

Le printemps fut beau, cette année-là, presque pénible, avec des sautes de chaleur. Le foin poussait dru dans les combes, à l’abri de la bise. Il paraissait plus clairsemé le long des crêtes. Juillet survient, mais avec lui, dés les premiers jours, un évènement aussi terrible qu’imprévu. Cela fit dans l’existence, déjà tourmentée du Félicien, une déchirure atroce, démesurée, par où les dernières images de douceur subitement s’ envolèrent de ce vol épouvanté d’oiseaux qui ne reviennent pas. Le 7 de ce mois-là, vers les 4 heures de l’après-midi, tout d’un coup l’orage éclata. Le soleil avait tapé dur le matin, poussant dans les combes encore somnolentes des faisceaux de lumière brutale. Le ciel était devenu d’un bleu très irréel. L’air y flambait comme un métal incandescent et translucide. Vers le milieu du jour, on avait aperçu, en direction du sud-ouest, un très mince écheveau de brume, venu de nulle part et qui présentait sur ses bords d’étranges teintes de cuivre. Cela s’était rapproché, tout doucement d’ abord, sans avoir l’air de rien, puis gonflant comme si une force surnaturelle dilatait cette masse de l’intérieur, avait envahi le ciel. Ce fut d’ une soudaineté incroyable. Un rideau blanchâtre se déploya, partant du crêt de Chalam, effaçant en quelques secondes l’arête des Monts-Jura et se rabattit en un déluge de grêle sur les combes du versant opposé. Le Félicien chargeait du foin à l’ avant de la maison. Il mettait tout en bottes selon son habitude. Maria s’ affairait çà et là, <<rejoignant>> arrangeant une corde ou ratelant. Elle y allait du mieux qu’elle pouvait. Elle n’ignorait pas la fatigue mais l’enfermait dans son large sourire. Elle était faite pour vivre avec les oiseaux et avec les fleurs. Elle savait retrouver dans les chants des uns et le parfum des autres cette joie saine et délicate qui rend l’ effort plus léger. Cet après-midi là pourtant, les oiseaux se taisaient, les étaient mortes. L’azur pesait sur elles, incroyablement lourd. Maria sentit comme un frisson malgré la chaleur. Puis s’ aperçu qu’elle était triste. Et voilà qu’un grondement soudain réveilla les échos de la combe. L’ orage était sur eux, les talonnait les enveloppait, terrible et hargneux comme un fauve qui va mordre. Il avait pris la combe en enfilade. Une lueur presque blanche déchira de haut en bas l’uniformité de la nue. La détonation suivit aussitôt. Elle claqua comme un coup de fouet gigantesque. L’écho s’en saisit, la répéta sur l’autre versant, puis l’élargit en un grondement confus qui sembla monter des profondeurs de la terre. La foudre ! Maria pensa à la foudre. Elle eut peur soudain et trembla comme une petite fille. Elle se sentit pourtant la force de courir très vite, jusqu’à la maison, de fermer la grange et les fenêtres du modeste étage, pour prévenir les courants d’ air. Puis elle descendit à la cuisine, s’ approcha du carreau et regarda. Ce fut dans l’ instant d’après que le malheur survint. Une lumière aveuglante emplit soudainement la demi-obscurité de la pièce, accompagnée accompagné comme d’un énorme coup de feu, du côté de la cheminée. Il y eut, au dehors, un fracas si violent que la maison trembla et parut s’écrouler. Le bois du devant de la combe répondit en une plainte lugubre, puis le silence, un silence atrocement lourd, implacable et funèbre, s’appesantit sur la ferme des Launes, où, avec le fluide mystérieux, la mort venait d’entrer.

Le Gustave de la Loge a pu donner quelques détails. Son voisin s’ en était venu juséuque chez lui, à demi inconscient, encore étourdi par la secousse… La pauvre Maria n’avait pas dû souffrir. La mort l’avait immobilisée, par terre, au-milieu de la cuisine, dans l’attitude de quelqu’un qui sommeille. Le visage légèrement rejeté en arrière était calme, presque détendu. Rien dans le bleu pâle des prunelles ou le geste des mains qui eût pu trahir l’angoisse ou la peur. Une ligne noirâtre allait en s’infléchissant, d’une épingle à cheveux, au sommet de la tête, jusqu’au bas de la nuque. Le fluide, utilisant une fente du carreau, était passé par là, brisant d’un coup cette jeune vie, précipitant ce sourire d’anémone printanière  dans les profondeurs de l’éternité.

L’enterrement se fit le surlendemain. Les gens de la combe ou d’ailleurs qui s’étaient réunis aux Launes, pendant deux veillées, pour la prière des morts, suivaient l’humble cercueil, silencieux et graves. Cette détresse leur serrait le coeur. Le rideau des préjugés, des rancunes injustifiables, se déchirait. Ceux des voisins_le petit nombre sans doute_qui s’étaient montrés durs et méchants, commençaient à redécouvrir dans leur voisin malheureux l’homme simple et franc, difficile de caractère c’est vrai, mais toujours de bon service et courageux au travail. L’âpreté de l’existence paysanne dans ces coins perdus de montagne, les revers, les <<coups de chien>>, la fatigue avait durci l’ écorce mais, par dessous, le coeur était resté jeune et tendre comme un bois nouveau.

Après la cérémonie chacun s’approcha du fermier des Launes pour une poignée de main. Lui les regarda d’un oeil terne et vide, murmura plusieurs fois dans un soupir: pauvre Maria ! puis il s’en fut, dos courbé, vers son destin solitaire.

L’automne passa. Puis les mois de neige. Quand le vert de l’espoir eut reconquis le premier pâturage, le Félicien prit son bâton de voyageur et descendit à Chézery par le chemin de Noircombe. Il s’en fut tout droit chez le curé. Quand ce dernier le vit arriver, il devina que cet homme avait été visité par le malheur. Puis il finit par le reconnaître, car il ne l’avait jamais vu que le jour de l’enterrement.

<<Monsieur le curé, j’ai eu bien de la peine, je n’avais plus qu’elle, là-haut. Elle était tout pour moi, la pauvre petite ! J’ai trimé dur. Je me suis privé. Je me suis privé. C’était pour elle. les autres n’ont pas toujours compris pourquoi j’étais près de mes sous…. Tenez, je vous apporte ça. C’est à elle. Je ne veux pas y toucher. Prenez tout. Vous direz des messes avec. Ma pauvre Maria !… Au moins elle sera contente…>>.

En s’en allant le Félicien fit un détour par le cimetière. Il retrouva la tombe qui était encore fraiche. Cinq mois de neige l’enveloppant de silencieuse blancheur l’avait entretenue. Il resta un moment, perdu dans ses chers souvenirs, poursuivant des images qui se dérobaient, recomposant par un effort instinctif et douloureux le visage de la morte. Puis il posa par terre, entre la couronne et la croix de bois, un petit bouquet de perce-neige. De ces fleurs insignifiantes qu’on voit à peine et qu’on ne cueille pas, semblait se dégager, irrésistible et miséricordieusement prometteur, tout le parfum du printemps.

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Voilà, telle qu’on la raconte encore, l’histoire douloureuse de la Combe aux Colchiques. Et l’ on va jusqu’à dire pourquoi, là-bas, entre la double procession des grands épicéas, il pousse aujourd’hui tant de perce-neige. C’est, parait-il, du jour où le Félicien des Launes s’en fut, en silence, écrasé par le poids de son chagrin, déposer sur la tombe de sa fille, l’humble bouquet formé de toutes premières fleurs du printemps, celles qui, très doucement et si discrètement, entrouvrent avec leur calice ce mauve et mélancolique sourire qui réveille les terres engourdies. C’est aussi, dit-on, pour cette <<fleur>> de nos montagnes que la foudre a tuée. Des langues crédules ont ajouté même que la jeune morte s’en revenait, de temps en temps, rôder près de la ferme en ruines. Pure légende que cela ! L’ombre dont il fut question, tout au début de notre histoire, n’était sans doute que le reflet ou l’image de la lune sur l’eau dormante du vieux <<gouillat>>. L’enfant recueilli par l’oncle Antide, quand il disait :<< je vois une ombre !>> ne pensait pas remuer tout d’un coup, dans la mémoire du vieil homme, des souvenirs aussi pénibles. Peut-être enfin sut-il un jour qu’au fond des combes mortes_ telles qu’il en est, dans notre Haut Pays _ les pierres sont encore vivantes.

Les Nerbiers

juillet-aout1946-Septembre 1948

André VUILLERMOZ

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Cloches Sonnailles & Haut-Jura
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